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Cédric Johnson, auteur en 2007 de Revolutionaries to Race Leaders. Entretien inédit pour le site de Ballast

dimanche 24 juin 2018, par Club Politique Bastille

Entretien inédit pour le site de Ballast
https://www.revue-ballast.fr/cedric-johnson-il-ny-aura-aucune-revolution/

Cédric Johnson : « Il n’y aura aucune révolution si elle n’engage pas la majorité de la population  »

À la fin des années 1960, le militant afro-américain Fred Hampton cofonda la « Rainbow Coalition », un front composé de Noirs socialistes, de Portoricains marxistes, de prolétaires et de révolutionnaires blancs. En rompant avec la fragmentation coutumière des luttes et en construisant sur le terrain un espace pluriethnique et anticapitaliste, cette coalition devint bientôt le « pire cauchemar1 » du FBI. Une réflexion d’une actualité brûlante, en France comme aux États-Unis. Pour continuer à l’alimenter — bien modestement — et donner à débattre, nous publions aujourd’hui l’échange que nous avons eu avec l’essayiste afro-américain antilibéral Cédric Johnson, auteur en 2007 de Revolutionaries to Race Leaders. Admirateur des combats engagés par Luther King et Malcolm X, il n’en reste pas moins sceptique à l’endroit de la « nostalgie » de ces années-ci et déplore le manque de prise en charge de la question de classe dans l’appréhension des enjeux liés à l’identité.

Commençons par Trump pour mieux l’oublier. Sa victoire est volontiers analysée à gauche comme le produit du racisme états-unien et du suprémacisme blanc : est-ce votre lecture ?

Il ne fait aucun doute que Trump a construit sa marque politique sur le racisme, mais cette histoire est plus complexe que l’explication populaire selon laquelle il a été élu par une vague de résurgence de la suprématie blanche — une dénomination aujourd’hui utilisée à tort et à travers. Bien avant de débuter sa campagne présidentielle, Trump a remis en cause la légitimité de la candidature d’Obama en proclamant qu’il n’était pas un citoyen américain. Puis il a lancé des invectives contre les immigrés, soutenant que bien des Mexicains étaient des violeurs, des tueurs ou des criminels, avant d’ajouter que « certains, j’en suis sûr, sont des gens bien ». Durant sa campagne, il a promis de construire un mur le long de la frontière États-Unis/Mexique et d’expulser en masse2 les sans-papiers. Il a insulté les parents du capitaine Humayun Khan, tué en Irak. Dès qu’il est entré en fonction, il a interdit d’entrée les visiteurs en provenance de pays à majorité musulmane — et ce malgré les manifestations massives et les décisions de justice, finalement victorieuses. Sans oublier, bien sûr, ses déclarations publiques après la marche des suprémacistes blancs de Charlottesville qui s’est terminée par la mort de la contre-manifestante pacifique Heather Heyer. La rhétorique incendiaire de Trump, et ses actions provocatrices depuis qu’il est au pouvoir (de même que l’intégration de gens comme Steve Bannon du média Breitbar News ou Stephen Miller — qu’un de mes amis appelle le « bébé de Goebbels »), ont encouragé certains éléments d’extrême droite. Mais ils ne constituent qu’un pan de l’électorat de Trump.

« Trump a été capable d’engranger l’appui de plus d’électeurs latinos que les candidats républicains précédents, malgré sa rhétorique xénophobe et anti-mexicaine. Il a rassemblé 13 % des votes des hommes noirs. »

Avant toute chose, sa coalition électorale n’est pas la même que sa coalition gouvernementale actuelle (majorités au Congrès, lobbyistes puissants et bailleurs, direction du parti, etc.), qui compte une fraction plus éclairée de la classe des investisseurs. Ces derniers savent que l’extrémisme de droite, le racisme, le sexisme, les frontières fermées, le protectionnisme, la gouvernance par tweets et la rhétorique irresponsable et chauvine — ce sont là tous les traits distinctifs de la première année de Trump à la présidence — sont des freins à l’investissement et à la circulation transnationale du capital. Une boutade qu’on pouvait entendre à gauche aux États-Unis après l’élection était que « tous ceux qui ont voté pour Trump ne sont pas racistes, mais tous ceux qui sont racistes ont voté pour Trump ». C’est une façon utile de penser tout cela. L’idée que Trump a été élu par une vague de résurgence suprémaciste blanche peut être résumée par l’argument de la « réaction blanche » ; on peut la faire remonter à la rhétorique de la « majorité silencieuse » utilisée par Nixon — cette thèse est en partie toujours vraie. Les Républicains s’appuient souvent sur une dénonciation des immigrés, des Noirs pauvres et des féministes pour attiser le mécontentement et trouver des partisans dans certains segments de la population. Cela dit, le problème avec l’explication de la « réaction blanche » est qu’elle dissuade de faire une analyse plus approfondie de ce qui est en train de se passer à tel ou tel moment, des motifs plus discrets et des intérêts historiques sont en jeu.

Trump a été capable d’engranger l’appui de plus d’électeurs latinos que les candidats républicains précédents, malgré sa rhétorique xénophobe et anti-mexicaine. Il a rassemblé 13 % des votes des hommes noirs, ce qui est remarquable… Mettre la focale sur le racisme ne permet pas de voir comment le programme économique de Trump, bien que rétrograde, a été entendu chez certains électeurs3. Évidemment, ses promesses de création d’emploi reposent sur des politiques favorables au capital, comme la dérégulation, qui exercent plus de pression par le bas sur les salaires et participent du démantèlement syndical. Mais ce que de nombreux Américains ont entendu, que ce soit vrai ou non, fut sa promesse d’un engagement en faveur de la prospérité du pays plus fort que n’importe quelle proposition du camp Clinton, qui promettait davantage encore de ces politiques commerciales qui ont conduit aux pertes d’emplois. Trump n’a pas fait beaucoup mieux que les deux derniers candidats républicains à la présidence. Le gros de l’affaire, et la véritable cause de sa victoire, c’est l’incroyable déraillement qu’a été la campagne d’Hillary Clinton. 40 % de l’électorat américain est resté à la maison. Elle n’a tout simplement pas su provoquer la passion. Sa campagne a commis des erreurs de calculs fatales et des faux pas stratégiques dans la dernière ligne droite de l’élection — à savoir considérer que les États du Midwest, la vieille ceinture sidérurgique et automobile allant de la Pennsylvanie jusqu’aux rives du lac Michigan, lui étaient acquis. Il y a, du reste, d’autres éléments de cette campagne que l’argument de la « réaction blanche » ne rend pas visibles.

(DR)

Vous songez à quoi ?

Clinton était une cible facile pour le discours de Trump contre le Traité de libre-échange nord-américain (ALENA) et le Partenariat trans-pacifique (TPP). La branche Clinton du Parti démocrate promeut ces politiques depuis des décennies, en dépit de l’opposition des organisations de travailleurs. Elle n’a pas proposé d’alternative au modèle néolibéral ; certains se sont tournés vers Trump comme vote contre l’approche libre-échangiste mise en place par les deux derniers gouvernements démocrates. Bernie Sanders était un meilleur candidat parce qu’il aurait représenté une alternative aux illusions protectionnistes de Trump comme à la libéralisation du commerce de Clinton — deux approches favorables au capital. Le programme de gauche populiste de Sanders aurait pu remporter une partie du soutien que Trump a reçu dans le cœur industriel du pays — le Midwest, des États comme le Wisconsin, le Michigan, l’Ohio et la Pennsylvanie : tous ont été décisifs dans sa victoire dans le collège électoral ; tous avaient été gagnés par Obama en 2008 et 2012.

« Sa rhétorique anti-immigration a cependant l’effet de distraire le public américain, déplaçant l’indignation des gens loin du capital et de son rôle de production de misère et de ruine écologique. »

Il faut également dire clairement que Trump « aboie fort mais mord peu » sur une série de sujets. Il a gouverné par des conférences de presse non conventionnelles, des posts incendiaires sur les réseaux sociaux et des décrets. Ses déclarations publiques et ses actions paraissent improvisées, ce qui plaît à des pans de la population fatigués de la triangulation et de la dissimulation des insiders de Washington. Trump est l’opposé du politicien gourou des relations publiques dont chaque mouvement et chaque mot est basé sur des sondages et des « groupes témoins ». Les mots et les actions de Trump ont déclenché des fureurs hebdomadaires, si ce n’est quotidiennes. Malgré tout son tapage anti-immigrant, Trump a expulsé moins de citoyens mexicains pendant sa première année qu’Obama pendant la sienne. Pour finir, il faut contextualiser cet argument racial d’une manière qui ne soit pas une simple accusation contre la « classe laborieuse blanche » : cela ne reflète pas de réelle subjectivité politique mais c’est devenu une manière pratique pour les gens de gauche de pointer du doigt et d’ignorer les travailleurs plutôt que d’assumer la responsabilité des politiques désastreuses des mandats Clinton et Obama. Il y a une utilité au poison anti-immigration de Trump, qui contrecarre la position pro-immigration convenue que tiennent divers blocs capitalistes de l’industrie de la restauration, de l’hôtellerie, des lieux d’accueil, du bâtiment et de l’agriculture : sa position contrarie ceux qui ont accueilli à bras ouverts le flux constant de travailleurs vulnérables, du Mexique et d’autres pays, parce qu’ils ont énormément bénéficié de cette situation. Trump lui-même s’est enrichi de ce flux dans ses tours condominium, ses hôtels, ses casinos et tous ses autres investissements. Sa rhétorique anti-immigration a cependant l’effet de distraire le public américain, déplaçant l’indignation des gens loin du capital et de son rôle de production de misère et de ruine écologique. À la place, elle la dirige contre les élites de Washington, Hollywood, les « fake news », les Chinois, les travailleurs mexicains, etc. Je ne crois même pas qu’il soit profondément attaché à cette rhétorique mais il sait que cela lui construit une image. L’effet profond est de fragmenter et de dévier les critiques portant sur la classe capitaliste.

Nous avions interrogé Angela Davis en 2014 : elle nous disait que les 10 points du programme des Black Panthers4 étaient toujours d’actualité, et peut-être « plus encore ».

Je ne suis pas d’accord avec ce point de vue selon lequel rien n’a changé. C’est la ligne dominante de nombreux commentateurs et activistes mais c’est une perspective qui crée une gigantesque confusion quant à ce que nous connaissons aujourd’hui, socialement et politiquement. Trop souvent, ce genre de pensée amène à une impasse politique. L’idée que rien n’a changé est carrément ahistorique ; c’est le fond de commerce du cynisme politique. Là où je rejoins Angela Davis, c’est que certains des maux que les Black Panthers dénonçaient — la ghettoïsation, la pauvreté et les violences policières — sont encore très présents. Mais il faut mesurer jusqu’à quel point les choses ont changé. Et considérer les limites de l’approche des Panthers dans les années 1960. Il faut avoir à l’esprit que même quand les Panthers étaient à leur apogée, la majorité des prisonniers américains était encore blanche, même si les Noirs étaient sur-représentés dans la population carcérale. Depuis les grandes heures des Panthers, les techniques de police et l’État carcéral ont accru leur capacité technologique, leur pouvoir social et, malheureusement, leur large soutien populaire. Les Panthers faisaient face à des situations qui ont survécu jusqu’à présent, mais dans des formes encore plus colossales. Pourtant, même maintenant, la violence de la police et l’incarcération sont des phénomènes ressentis plus largement que les slogans de Black Lives Matter ou la nostalgie des Black Panthers ne le concèdent. Pour beaucoup de militants, il est difficile de voir cela — en partie du fait du profond respect et de la nostalgie qu’ils ont du radicalisme noir des années 1960, mais aussi parce que nous livrons un combat d’arrière-garde depuis très longtemps.

Black Panthers, Oakland, 1968 (par Stephen James, Courtesy of Steven Kasher Gallery)

Il y a d’autres raisons de se méfier des appels à adapter les analyses et les stratégies des Panthers à notre période. Les Panthers étaient héroïques. Ils ont osé imaginé que la fraction la plus submergée de la classe laborieuse urbaine pourrait mener la révolution au cœur du plus puissant des pays capitalistes. Ils ont payé un prix terrible pour leurs efforts5. Des dizaines de Panthers ont été tués par la police dans le pays, et beaucoup d’autres ont été arrêtés et jetés en prison entre la fin des années 1960 et le début des années 1970. Dans le même temps, les Panthers n’ont jamais été capables d’obtenir un consentement de masse pour le programme révolutionnaire qu’ils proposaient. Pour qu’un tel projet l’emporte, l’adhésion et l’appui du peuple est indispensable. Ils se voyaient comme l’avant-garde mais le rôle de l’avant-garde est d’inciter et de mobiliser les masses pour l’action révolutionnaire : les Panthers étaient populaires, en particulier dans la Nouvelle gauche, et sans aucun doute dans les communautés noires dans le pays, mais la popularité n’est pas la puissance.

« Bien que la guerre froide soit terminée depuis longtemps, que les conditions de vie quotidienne empirent, que les salaires stagnent, que le travail soit monotone, insatisfaisant et difficile à trouver pour des millions d’Américains, nous continuons à percevoir les intérêts du capital comme les nôtres. »

Il n’y aura aucune révolution aux États-Unis si elle n’engage pas la vaste majorité de la population. Si on regarde les choses en face, beaucoup d’Américains étaient contenus et rassurés par un niveau de vie enviable, une avalanche de biens de consommation, le divertissement de masse et les activités de loisir. Le conservatisme politique instillé par la société de consommation6 s’est largement accru à l’âge des niches marketing incessantes, des identités névrotiques de consommation7, du financement par le crédit et de la politique performative encouragée par les réseaux sociaux et les vidéos virales. Tout cela milite contre la pensée et l’action opposés au pouvoir de la classe capitaliste, ou même contre le fait de voir les intérêts du capital comme une force destructrice dans la société. Il semble que nous soyons dans une situation encore pire que celle que Marcuse soupçonnait dans L’Homme unidimensionnel. Bien que la guerre froide soit terminée depuis longtemps, que les conditions de vie quotidienne empirent, que les salaires stagnent, que le travail soit monotone, insatisfaisant et difficile à trouver pour des millions d’Américains, nous continuons à percevoir les intérêts du capital comme les nôtres. Même des moments de rébellion comme Occupy Wall Street et Black Lives Matter semblent être des flambées temporaires, incapables de déloger le pouvoir impérieux du capital ni d’imposer des limites concrètes à la volonté de la classe des investisseurs.

Le programme des Panthers, comme une grande partie du radicalisme noir Black Power, était ancré dans la réalité historique-démographique du ghetto urbain noir, où, pendant une période, tous les Noirs étaient relégués malgré les différences de niveau d’éducation et de revenu. Ce ghetto noir du milieu du XXe siècle n’existe plus. Ce que l’on observe dans le demi-siècle dernier, c’est un processus d’exode des classes moyennes noires des villes centrales et une re-ségrégation des pauvres, urbains, noirs8. Ce phénomène passe inaperçu pour les analyses contemporaines qui se concentrent sur la ségrégation raciale et les disparités raciales dans la santé, l’éducation, etc., sans penser de manière sérieuse et nuancée la structure et les politiques de classe internes à la population noire. Ces analyses ne désagrègent que rarement la population noire en termes de classes et, souvent, minimisent le pouvoir et le rôle de la classe professionnelle-managériale noire dans la perpétuation des politiques néolibérales et revanchardes. Même si le programme en 10 points des Black Panthers reste à certains égards pertinent aujourd’hui, est-ce que quelqu’un peut sur cette base construire un mouvement d’adhésion populaire ? Dans la classe moyenne noire ? Parmi les millions d’Américains qui ne vivent pas dans des conditions d’hyperségrégation urbaine ? Je ne le crois pas.

Black Lives Matter (Flickr/Alisdare Hickson)

Votre récent travail s’est en effet concentré sur les points à vos yeux aveugles d’une certaine nostalgie du mouvement pour les droits civiques. En quoi la compréhension que nous en avons, au sein des divers espaces luttant pour l’émancipation, serait-elle incomplète ?

Depuis le début des manifestations Black Lives Matter contre la violence de la police et des « vigilants », on observe la résurgence de la rhétorique anticoloniale dans le débat public américain. Des militants et des universitaires se sont notamment tournés vers une analogie coloniale pour comprendre le malaise social actuel : celle-ci était populaire dans les années 1960 et soutenait que les Noirs constituaient aux États-Unis une colonie interne qui avait plus en commun avec les peuples dominés d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie. Il y a environ deux ans, un de mes amis m’a dit qu’il entendait écrire un article utilisant l’analogie coloniale pour comprendre Ferguson, dans le Missouri — la banlieue à majorité noire de Saint-Louis où Michael Brown, un Noir de 18 ans désarmé, a été tué par l’officier de police blanc Darren Wilson. Il y a évidemment une ressemblance : un quartier à majorité noire et pauvre, un archétype de ségrégation raciale et une force de police à majorité blanche. Nous avions eu une conversation intéressante mais j’avais vigoureusement pris position contre l’utilité de l’analogie coloniale dans le cas présent. Au cours de conférences et de discussions publiques récentes, on m’a demandé de donner mon opinion sur la pertinence de Frantz Fanon sur les conditions actuelles aux États-Unis. Ces associations sont trop lâches et trop impressionnistes pour être utiles…

« Où cela nous mène-t-il de parler des Noirs comme d’une colonie intérieure ? Quelles sont les solutions ? La libération nationale ? »

Les analogies peuvent être valables, en particulier dans le travail politique. Par exemple, même si c’était trop simpliste pour décrire les dynamiques des plantations, l’analogie de Malcolm X avec « esclave de maison/esclave des champs » a été une critique puissante de la dimension conservatrice de la marche sur Washington de 1963. En associant les principaux dirigeants du mouvement pour les droits civiques comme Martin Luther King, Ralph Abernathy, James Farmer et Roy Wilkins aux « esclaves de maison », Malcolm donnait une présentation humoristique de la manière dont les forces les plus militantes du mouvement étaient muselées, ses élites et la Maison-Blanche tenue par Kennedy s’efforçant de faire passer la législation sur les droits civiques. La puissance de l’analogie coloniale, au moins pendant les années 1960, a été de réorienter la pensée politique noire et la pratique vers une « libération de la colonie », tournant le dos à la reconnaissance de droits civiques formels et allant vers une affirmation effective et significative de l’auto-détermination et de la puissance. L’analogie coloniale trouvait alors un écho parce que la plupart des Noirs, quels que soient leur éducation et leurs revenus, étaient relégués au ghetto noir — bien que sous des conditions différentes de celles de la classe professionnelle-managériale noire, qui avait ses propres enclaves dans toutes les villes au long du XXe siècle9.

C’était ce territoire, le ghetto noir, que les gens voulaient revendiquer et utiliser comme une base de pouvoir politique. La libération nationale a alors conduit au contrôle politique par les Noirs de dizaines de villes américaines. Il y avait de grandes attentes sur ce qu’ils pourraient accomplir, mais, après 50 ans, nous savons que le régime de gouvernement noir à Cleveland, Newark, Oakland, la Nouvelle-Orléans et de nombreuses autres villes a rencontré une foule de problèmes, des limites et des barrières économico-structurelles dans la mise en place du progrès que beaucoup attendaient pour les circonscriptions noires10. Washington a été gouvernée par des Noirs depuis la fin des années 1960 mais la ville a passé quelques-unes des lois pénales et policières les plus sévères de la nation dans les années 1970 et 1980. C’est une histoire complexe, qui ne peut pas être comprise par des discussions en termes de colonialisme, d’anticolonialisme ou de néocolonialisme. Il faut de l’analyse. Une analyse qui devrait mener vers des solutions viables. Où cela nous mène-t-il de parler des Noirs comme d’une colonie intérieure ? Quelles sont les solutions ? La libération nationale ? À quoi ressemble (ou ressemblait) une politique noire anticoloniale en pratique ? Dans les années 1960, cela a permis aux mouvements noirs de s’aligner sur les luttes anticoloniales et les nouveaux gouvernements socialistes dans le tiers monde mais cela n’a plus les mêmes implications.

Malcolm X, mai 1964 (DR)

Bernie Sanders s’est parfois vu reprocher d’être « colorblind » [aveugle à la couleur]. Le comprenez-vous ?

Je ne pense pas que son programme en tant que tel était colorblind. C’était une étiquette facile pour ses adversaires, les démocrates clintoniens et les membres du commentariat de gauche qui voulaient discréditer l’approche universaliste et social-démocrate de la campagne. Les politiques publiques que Sanders proposaient auraient été massivement bénéfiques pour la classe laborieuse noire et latino — par exemple, l’inscription gratuite dans les universités publiques pour les étudiants. L’immense majorité des étudiants issus de minorités qui vont à l’université le font dans des institutions publiques et la barrière principale à l’obtention d’un baccalauréat, pour de nombreux Américains, est leur capacité à payer les frais d’inscription et les autres dépenses qui y sont liées. La formation universitaire a été mise hors d’atteinte pour des millions d’Américains — en particulier pour les prolétariats des minorités — quand les coûts d’inscription ont explosé. Une bonne part de ces coûts viennent des à-côtés (nouveaux dortoirs, des offres de cafétéria et de restauration croissantes, des complexes sportifs, des espaces de loisir) et des coûts administratifs en expansion. Cet argent n’arrive pas jusqu’aux corps enseignants : de nombreuses universités font désormais appels à des enseignants à temps partiel et ont accru leur offre de cours en ligne pour couper les frais et rattraper les grosses universités.

« C’est une honte que tant de gens de gauche voient encore la population noire des États-Unis de manière si simpliste alors que cette population est plus grande que celle du Canada. »

Comme étudiant de licence, j’étais à la Southern University de Bâton-Rouge. C’est une université historiquement noire ; ma famille et beaucoup d’amis y ont étudié. À l’époque, c’était la plus grosse université noire, comptant près de 10 000 étudiants, et c’était le seul système universitaire noir. On avait trois campus : Bâton-Rouge, la Nouvelle Orléans et Shreveport-Bossier City. Quand j’y suis entré à la fin des années 1980, les frais d’inscriptions étaient de moins de 800 dollars par semestre. Cela laissait l’éducation supérieure accessible pour beaucoup d’habitants de Louisiane, en particulier ceux qui vivaient encore chez leurs parents et travaillaient à temps partiel, et même à temps plein. En plus, c’était une université à l’inscription ouverte : il n’y avait pas d’autre critère que la possession d’un diplôme du secondaire ou d’une équivalence11. Cela offrait une véritable opportunité pour des milliers d’étudiants qui n’auraient pas été acceptés sans cela dans une université plus cotée et plus sélective. Dans n’importe quelle classe, on pouvait être assis à côté de quelqu’un qui travaillait dans une raffinerie des environs, un parent célibataire d’âge mûr qui revenait aux études une fois ses enfants adultes, un criminel profitant d’une seconde chance ou quelqu’un qui avait été admis à diverses écoles de la Ivy League mais qui décidait de rester plus près de chez lui. C’étaient tous des étudiants noirs. Depuis cette époque, les frais d’inscription ont été multipliés par 10. L’État a aussi élevé les conditions d’inscription et ces deux changements ont réduit les inscriptions et la diversité de classe et d’expériences qui faisaient de la Southern University et de beaucoup d’autres collèges historiquement noirs des endroits uniques pour faire ses études. C’est ce genre d’étudiants et d’institutions qui bénéficieraient d’un programme national d’accès gratuit à l’éducation supérieure.

Aux États-Unis, il y a beaucoup de gens de gauche dont l’engagement — celui de la posture doctrinaire antiraciste — les empêche de voir la réalité : ils n’ont pas vraiment de compréhension utile de la vie politique noire, à savoir les intérêts politiques réels, les idéologies et les conditions matérielles en jeu. C’est une honte que tant de gens de gauche voient encore la population noire des États-Unis de manière si simpliste alors que cette population est plus grande que celle du Canada, et trois fois plus que celle de la Grèce. Malgré cela, il y a une tendance dans certains cercles de gauche à parler de la vie politique noire comme unifiée et intrinsèquement progressiste, si ce n’est révolutionnaire… Une des choses que nous avons entendue en boucle pendant l’élection de 2016 était que le projet d’une redistribution universelle — qu’elle soit social-démocrate ou socialiste — serait toujours entravé par le racisme aux États-Unis. On a assisté au dénigrement du New Deal, à des mensonges grossiers, des omissions sur l’effet réel que l’administration Roosevelt a eu sur la population noire et des omissions sur la position de nombreux leaders noirs et de leurs électeurs de l’époque par rapport au New Deal. Une autre stratégie rhétorique pendant un moment a été de dire que les sociales-démocraties européennes ne pouvaient pas être un modèle pour les États-Unis parce qu’un grand nombre des exemples scandinaves et occidentaux sont plus ethniquement et racialement homogènes. Ce n’est pas vrai, évidemment, mais à cause de l’anti-intellectualisme de certains segments de la population et de la myopie sur l’histoire et la démographie des autres pays, cette stratégie a été efficace, notamment pour aider à court-circuiter des propositions sérieuses sur des possibilités politiques différentes.

Bernie Sanders et Killer Mike, février 2016 (Sam Hodgson/The New York Times)

Vous avez dit un jour qu’il est impossible de comprendre la question des inégalités raciales et des violences policières sans utiliser l’outil marxiste et matérialiste, sans comprendre le « processus d’accumulation de capital ». Pourquoi le socialisme est-il toujours nécessaire pour les appréhender ?

En 1948-1949, aux États-Unis, les Blancs représentaient plus de 70 % de la population carcérale. Même en 1979, ils constituaient une bonne majorité des détenus — environ 60 % du total de la population carcérale. Malgré une méconnaissance répandue, aujourd’hui, la majorité des prisonniers n’est pas noire mais comprend les franges les plus basses de la classe ouvrière : une coupe transversale variée qui regroupe des Blancs, des latinos et des Noirs dans les mêmes proportions. Je ne pense pas que nous soyons confrontés à un nouveau système Jim Crow conçu pour réprimer les Noirs en tant que tels mais plutôt à un nouveau mode de maintien de l’ordre et d’incarcération visant à gérer les populations superflues. Les racines du maintien de l’ordre tel que nous le connaissons remontent à la transformation du paysage urbain et de l’économie politique après la Seconde Guerre mondiale. Ces changements ont non seulement modifié l’approche de nombreux citoyens des problématiques de classe, mais l’amélioration des conditions matérielles de millions d’Américains a suscité de nouvelles angoisses sur les crimes contre la propriété. Ainsi, la population a progressivement apporté son soutien à un maintien de l’ordre plus agressif — ce qui était un moyen de protéger la nouvelle classe moyenne des pauvres des villes. Un mélange d’urbanistes, de personnes ayant des intérêts commerciaux et immobiliers et d’élites politiques se lancèrent dans une révolution du logement : ils provoquèrent l’étalement phénoménal des villes américaines, la dévaluation des biens situés dans les centres-villes et l’expansion de nouveaux logements suburbains. La promotion de la propriété privée auprès de la population américaine a toujours été sous-tendue par une volonté politique.

« Le développement des banlieues pavillonnaires et toutes les formes de consumérisme transformèrent l’identité de classe, attaquant ainsi les vieilles affinités ethniques et prolétariennes des villes. »

Pendant le mandat du président Wilson, après la révolution d’octobre 1917 en Russie, l’industrie de l’immobilier lança une campagne publicitaire intitulée « Devenez propriétaire ». Lorsqu’il affirmait que « les propriétaires endettés ne font pas la grève », David Harvey nous rappelait les intentions politiques sous-jacentes. Le gouvernement Wilson approuva pleinement cette campagne et se l’appropria. La révolution du logement d’après-guerre n’était pas seulement une aubaine pour les différents blocs du capital mais s’inscrivait également dans une stratégie de la guerre froide plus large visant à détourner le public de courants politiques de gauche socialistes et des révoltes des travailleurs caractéristiques de l’entre-deux-guerres et de la période de la Grande dépression. Les États-Unis s’engagèrent dans une révolution du logement qui débuta avec le New Deal et se poursuivit après la Seconde Guerre mondiale sous Truman. Ce processus permit à des millions de Blancs et de Noirs de détenir un titre de propriété à leur nom et de rejoindre la nouvelle classe moyenne de consommateurs. Parallèlement, la majorité des Noirs les plus pauvres furent relégués dans des quartiers dévalués et détériorés des centres-villes et dans de petites villes du Sud. Le développement des banlieues pavillonnaires et toutes les formes de consumérisme transformèrent l’identité de classe, attaquant ainsi les vieilles affinités ethniques et prolétariennes des villes et scellant la loyauté des travailleurs qui bénéficiaient le plus de l’ascenseur social et d’une forme de sécurité à l’égard de la trajectoire de croissance empruntée pendant la guerre froide — dépenses militaires, rénovation urbaine et périurbanisation, processus auquel certaines politiques étaient intrinsèquement liées. Il s’agissait de politiques qui ségréguaient à nouveau les Noirs pauvres des villes en construisant des tours de logements sociaux ou des autoroutes et en recourant à des pratiques telles que le redlining — autant d’éléments qui dévaluaient les quartiers des centres-villes et dissuadaient les investisseurs d’y investir.

Avec quelles conséquences ?

À l’issue de cette transformation spatio-urbaine des années d’après-guerre, la race devint le langage symbolique dominant qui servit de prisme pour comprendre les inégalités aux États-Unis. L’association de facteurs tels que la propriété privée, l’accès aux secteurs scolaires situés en banlieue pavillonnaire, la protection policière, les allègements fiscaux et un certain avantage économique permit de former un socle matériel sur lequel reposaient les idées conservatrices de nombreux Blancs qui finirent par soutenir le néoconservatisme. Mais nous savons que tous n’adoptèrent pas de telles positions conservatrices. Un certain caractère urbain, l’adhésion à un syndicat, les organisations civiques, la religion, les traditions de militantisme au sein des familles et des communautés ainsi que d’autres facteurs idiosyncratiques continuaient de jouer un rôle dans le façonnement de l’idéologie et de l’engagement politiques, même dans les banlieues pavillonnaires. De la même manière, certains de ces mêmes intérêts politiques conservateurs et les préoccupations vis-à-vis de la criminalité et des valeurs de la propriété furent également des facteurs de cohésion pour des Américains de la classe moyenne de diverses origines ethniques, même s’ils étaient toujours fidèles au Parti démocrate. L’adjectif « blanc » devint synonyme de classe moyenne, vivant en banlieue résidentielle, respectueux de la loi, vertueux, propriétaire, assidu au travail et autonome tandis que « noir » servit d’euphémisme pour pauvre, citadin, criminel, dysfonctionnel, démuni, paresseux et dépendant. Ces termes sont couramment employés pour penser les inégalités et en parler aux États-Unis, mais ils ne sont pas précis et ne reflètent pas complètement cet amalgame d’intérêts de classe auxquels ils font référence.

Martin Luther King, Alabama, 1962 (Ernst Haas/Getty Images)

Ceci étant, personne ne peut contester, aux États-Unis comme en France, d’ailleurs, la disproportion ethnique au sein des prisons.

Ce n’est pas moi qui remettrai en question la dimension raciale du maintien de l’ordre des deux côtés de l’Atlantique Nord ! Pendant les années 1990, des organisations de défense des droits civiques ont documenté la nature discriminatoire des contrôles routiers effectués sur la portion de l’autoroute Interstate 95, entre l’État du Delaware et la région métropolitaine de Washington. D’autres études empiriques prouvent l’ampleur du contrôle au faciès, notamment en ce qui concerne la pratique des « pretext stops » largement utilisée par les départements de police dans tous les États-Unis. Mais le maintien de l’ordre comporte également une dimension de classe. Les Noirs, en tant que groupe, sont confrontés à diverses formes de discrimination mais les franges les plus basses de la population noire sont les plus susceptibles d’être surveillées, d’être quotidiennement prises pour cible, arrêtées, poursuivies en justice et condamnées dans le système de justice pénale. C’est également vrai pour d’autres minorités ethniques. Aux États-Unis, le dénominateur commun entre les détenus est le fait qu’ils aient été au chômage au moment de leur arrestation. Nous devons préciser le type d’animosité qui motive les pretext stops et le maintien de l’ordre à outrance ; l’accusation de racisme n’est pas assez précise. Nous voyons une idéologie de l’underclass à l’œuvre, qui prend parfois la forme de racisme anti-noir mais qui s’exerce également contre les Blancs, latinos, Tongiens, Hmong, Natifs Américains et contre d’autres groupes pauvres.

Qu’entendez-vous par underclass ?

« Aux États-Unis, le dénominateur commun entre les détenus est le fait qu’ils aient été au chômage au moment de leur arrestation. »

Il ne s’agit pas d’une classe définie de façon empirique ou d’une classe réelle, mais plutôt de l’invention d’un argument culturel qui a tout d’abord été présenté par les libéraux puis repris par les néoconservateurs pour expliquer la pauvreté urbaine. Selon l’argument proposé par Daniel Patrick Moynihan et largement accepté par la société états-unienne, les personnes racisées pauvres des villes ne se heurtent pas seulement à des obstacles structurels comme un chômage provoqué par la technologie et des écoles en situation d’échec, mais leur fléau est dû à une culture dysfonctionnelle. L’objectif de Moynihan en avançant ces arguments dans les années 1960 était d’augmenter le soutien fédéral en faveur des programmes de lutte contre la pauvreté. Il était plein de bonnes intentions mais ses idées étaient catastrophiques. L’opinion selon laquelle la culture, et non le pouvoir de la classe capitaliste, était responsable des inégalités s’est profondément enracinée dans la culture américaine. En somme, les pauvres seraient les seuls responsables de leur situation : « Si seulement ils avaient une meilleure éthique au travail, avaient moins d’enfants, différaient la gratification, étaient plus économes, leur situation s’améliorerait peut-être. » L’idée ne date pas d’hier et on peut faire remonter la théorie de Moynihan au même type de condamnation morale émise par les industriels à l’encontre de la classe ouvrière, et évidemment aux diatribes contre le travail de Frederick Winslow Taylor, le pionnier de l’organisation scientifique du travail. Cette moralisation de l’underclass ne se limite pas aux Noirs ou aux latinos, mais concerne également l’antipathie dont de nombreuses personnes font preuve à l’égard de la « classe ouvrière blanche » qui est également tournée en dérision car elle n’aurait pas les bonnes valeurs.

En France, l’antiracisme « politique » (en opposition à l’antiracisme « moral » et mainstream) se revendique très souvent de Malcolm X mais assez peu de Martin Luther King. En 2016, le journal américain Jacobin souhaitait réhabiliter ce dernier, injustement accusé, estimait-il, de complaisance et de modération. Faut-il encore reconduire cette opposition mythique ?

J’admire à n’en pas douter ces deux hommes et j’ai nourri une passion pour les deux personnages : je chéris leurs paroles et leurs actions depuis des années. J’enseigne encore leurs discours et leurs écrits à mes élèves et nous avons beaucoup à apprendre de la façon dont ils ont réagi à leur époque, dont ils ont représenté différentes puissantes voix contestataires pendant les dernières années de la ségrégation exercée par les lois Jim Crow. Je suis moins enthousiasmé par les efforts déployés pour les réhabiliter, qui sont le plus souvent des tentatives de mettre des voix historiques à contribution afin de cautionner la politique contemporaine. Ce n’est peut-être pas toujours le cas et je ne suis pas opposé au fait d’étudier la « Lettre de la prison de Birmingham » de Martin Luther King, le « Message to the Grass Roots » de Malcolm X ou d’autres écrits mais nous devons garder à l’esprit que ces déclarations s’inscrivaient dans une certaine époque. Ils peuvent nous façonner et nous inspirer mais ne peuvent pas remplacer notre propre recherche de perspectives, adaptée. Les paroles tranchantes de Malcolm X devraient nous inspirer, ainsi que sa détermination à dénoncer l’hypocrisie de la classe dirigeante américaine et la capitulation des chefs de file en place du mouvement des droits civiques, mais la distance historique qui nous sépare devrait être claire. Ici, à Chicago, nous avons une université nommée en l’honneur de Malcolm X. Sa voiture 1963 Oldsmobile 98 trône sur le centre d’accueil : elle est exposée dans une université qui accueille principalement des étudiants noirs, au cœur d’une ville mondiale, à mille lieues du monde auquel Malcolm X était confronté ou qu’il aurait pu imaginer de son vivant.

Barack Obama, septembre 2015 (JIM WATSON/AFP - Getty Images)

Noam Chomsky a affirmé qu’Obama était « pire » que Bush et Blair en matière de politique étrangère, en particulier en Afghanistan et au Pakistan. Comment, une fois passée la surprise symbolique de sa première élection, comprendre l’attraction qu’il continue d’exercer sur une partie des « progressistes » ?

C’est précisément à cause de l’incapacité de nombreux Américains à passer outre l’« importance historique » du phénomène Obama qu’il a pu se comporter de manière si rétrograde à l’échelle nationale et internationale. Obama était honnête : il a toujours été néolibéral et l’a affirmé dans de nombreux discours et écrits. Son conservatisme est visible lorsqu’il aborde les thèmes de la race, du crime et de la pauvreté urbaine — ce qui est pour le moins paradoxal. Il explique toujours les inégalités américaines par pléthore d’arguments appartenant à la rhétorique de l’underclass. Obama a exposé la même vision que ses prédécesseurs blancs, celle des Noirs pauvres dépravés, mais avec une forme de sincérité et de persuasion qui a fait écho chez certains publics noirs tout en confortant un plus large public dans son opinion. C’est de cette façon que le premier président noir a pu être « pire » et s’en tirer. Dans son traditionnel discours de la Fête des pères, qu’il prononçait souvent du haut d’une chaire dans une église noire, Obama exhortait les hommes noirs à être des parents et des modèles plus responsables. La réaction d’Obama aux fusillades de masse offre une comparaison révélatrice de son approche unique de la violence urbaine noire. Face aux deux formes de violence liée aux armes à feu, il plaidait typiquement en faveur d’une réforme législative — des vérifications plus strictes des antécédents des consommateurs d’armes à feu. Il insistait souvent sur le rôle joué par le puissant lobby des armes et par un Congrès obstiné dans le maintien du statu quo, avant de demander le soutien de ce dernier afin de réformer le système actuel et d’améliorer la sécurité publique.

« C’est précisément à cause de l’incapacité de nombreux Américains à passer outre l’importance historique du phénomène Obama qu’il a pu se comporter de manière si rétrograde à l’échelle nationale et internationale. »

La maladie était l’un des thèmes récurrents de ses discours sur la violence armée. Toutefois, différence fondamentale, dans le cas d’une fusillade de masse, il mettait en avant la santé mentale fragile du tueur isolé et invitait les parents, les enseignants et les membres de la communauté à être attentifs aux signes avant-coureurs et à aider les personnes dépressives et qui nécessitent des soins de santé mentale. Mais à chaque fois qu’il abordait le problème de la violence urbaine, il insistait sur la maladie culturelle, les prétendues pathologies de l’ensemble des noirs pauvres des villes. Pendant la présidence d’Obama, le problème de la violence urbaine noire l’a plus d’une fois touché de près lorsque plusieurs vagues de violences de rue ont secoué sa ville d’origine d’adoption, Chicago. En 2009, moins d’un an après le début de son premier mandat, Derrion Albert, un élève exemplaire de 16 ans, a été tué lors d’un affrontement entre deux bandes rivales à Chicago. L’incident a été filmé avec un téléphone portable et les terribles images du spectateur innocent qui se fait matraquer à mort à coups de traverse de bois ont fortement contrasté avec la couverture médiatique du voyage du couple Obama à Copenhague, où ils défendaient la candidature de Chicago aux Jeux olympiques. Au début de son second mandat, Obama a de nouveau été confronté à un meurtre très médiatisé d’une adolescente noire innocente. Cette fois-ci, Hadiya Pendleton, 15 ans, a été abattue alors qu’elle était dans un parc avec des amis à à peine plus d’un kilomètre de la résidence des Obama à Hyde Park. Une semaine auparavant, elle avait défilé comme majorette avec la fanfare de son lycée lors de la seconde investiture du président. La Première dame Michelle Obama a représenté la Maison-Blanche lors des funérailles et fait un éloge funèbre. Après l’événement, le Black Youth Project 100 a diffusé une pétition qui exhortait Obama à venir à Chicago afin de prononcer un discours sur la violence armée ; il a cédé et a fait un discours à la Hyde Park Career Academy en février 2013. Il y fait allusion au rôle joué par les conditions économiques et demande une modeste augmentation du salaire minimum national avant d’en venir à son cocktail habituel de solutions : éducation parentale plus efficace, privatisation des écoles et modification des comportements. Obama a minimisé les éventuels effets de l’intervention publique et a valorisé le rôle joué par la société civile et par le marché, d’une façon qu’on aurait été en droit d’attendre des Républicains de Reagan il y a quelques dizaines d’années. Je ne comprends pas comment quiconque à gauche peut sympathiser avec ces propos uniquement car ils ont été tenus par un homme politique noir. Ce seul fait montre le pouvoir et le danger que représente la figure d’Obama et explique en partie pourquoi il n’a pas rencontré davantage d’opposition.

Les intellectuels et les militants noirs marxistes, socialistes ou anarchistes auxquels vous aimez à vous référez restent peu connus et peu présents en librairie. Comment expliquer cette relégation ?

De nos jours, il existe un désespoir et une aliénation sociale immenses aux États-Unis. Je dis cela en étant pleinement conscient de la promesse de connectivité que de nombreuses personnes voient dans les médias sociaux et de l’optimisme suscité chez certains par les manifestations populaires contre le trumpisme — à savoir les marches nationales des femmes, les manifestations qui réclament le retrait des monuments confédérés des lieux publics, les manifestations de Black Lives Matter et tout le reste. Toutes ces évolutions sont importantes mais aucune ne s’est cristallisée en une force capable de galvaniser des gens à même de contester le capital de manière significative. Cette confusion, cette panique et cette aliénation sociales sont des excroissances de la néolibéralisation, un retour en arrière : c’est une destruction du salaire social, des biens et des services publics, mais aussi des liens plus anciens qui unissaient la classe ouvrière en lui conférant une identité politique et un pouvoir social. Dans de telles périodes où les gens se démènent pour survivre, le nationalisme noir et les appels à « la race en premier12 » s’enracinent plus profondément. Nous pouvons faire remonter les origines du marasme actuel au triomphe du capital pendant l’après-guerre et à la manière donc la classe dirigeante a refaçonné la culture et le mode de vie américains à son image. L’élection de Trump représente un approfondissement de ces contradictions et nous ne pouvons pas aller de l’avant si nous acceptons la logique de l’identitarisme.

Traduit de l’anglais par Jean Ganesh et Maude Morrisson.
Photographie de bannière : Rainbow Coalition

REBONDS

☰ Lire notre entretien avec Saïd Bouamama : « Des Noirs, des Arabes et des musulmans sont partie prenante de la classe ouvrière », mai 2018
☰ Lire notre entretien avec le Comité Adama : « On va se battre ensemble », mai 2018
☰ Lire notre traduction : « Pour un monde socialiste — Huey P. Newton (Black Panther Party) », décembre 2017
☰ Lire notre entretien avec Angela Davis : « S’engager dans une démarche d’intersectionnalité », décembre 2017
☰ Lire notre traduction « Femmes, noires et communistes contre Wall Street — par Claudia Jones », décembre 2017
☰ Lire notre traduction « Anarchisme et révolution noire », Lorenzo Kom’boa Ervin, décembre 2017
☰ Lire notre entretien avec Tactikollectif : « Les anticapitalistes n’ont pas fait leur travail dans les quartiers », octobre 2017
☰ Lire notre entretien avec Nedjib Sidi Moussa : « Ne rien céder aux illusions identitaires », juin 2017
☰ Lire notre article « Résister à Trump par le bas », Richard Greeman , janvier 2017
☰ Lire notre abécédaire d’Angela Davis, octobre 2016
☰ Lire notre entretien avec Almamy Kanouté : « Il faut fédérer tout le monde », juillet 2015
☰ Lire notre article « Luther King : plus radical qu’on ne le croit ? », Thomas J. Sugrue (traduction), mars 2015

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1. ↑ Selon les mots de Bobby Lee, cofondateur de la Rainbow Coalition ; voir son interview dans Solidarities - AREA Chicago, n° 3, septembre 2006.
2. ↑ En français.
3. ↑ Les articles de Leslie Lopez et Christian Parenti, tous les deux parus sur Nonsite, ont été utile pour déterminer comment la rhétorique protectionniste et hostile au marché néolibéral de Trump a résonné dans des parties du pays qui ont été saignées de leurs emplois et de leurs investissements pendant des dizaines d’années.
4. ↑ 1 – Nous voulons la liberté. Nous voulons le pouvoir de déterminer la destinée de notre Communauté Noire. 2 – Nous voulons le plein emploi pour notre peuple. 3 – Nous voulons que cesse le pillage de la communauté noire par les capitalistes. 4 – Nous voulons des logements décents, aptes à abriter des êtres humains. 5 – Nous voulons l’éducation pour notre peuple qui exposerait la véritable nature décadente de la société américaine. 6 – Nous voulons que tous les hommes noirs soient exemptés du service militaire. 7 – Nous voulons une fin immédiate aux meurtres et aux brutalités de la police. 8 – Nous voulons la liberté pour tous les Noirs détenus dans les prisons et pénitenciers fédéraux, d’État, de comté et municipaux. 9 – Nous voulons que tous les Noirs, lorsqu’ils comparaissent devant un tribunal, soient jugés par un Jury composés de leurs pairs, ou par des gens issus de leurs communautés noires, comme le stipule la Constitution des États-Unis. 10 – Nous voulons de la terre, du pain, des logements, un enseignement, de quoi nous vêtir, la justice et la paix, et comme notre objectif principal : un plébiscite supervisé par l’Organisation des Nations Unies se déroulant dans la « colonie » noire, et auquel ne pourront participer que des sujets noirs « colonisés », afin de déterminer la volonté du peuple noir quant à sa destinée nationale.
5. ↑ Ici, à Chicago, nous allons commémorer l’année prochaine le 50e anniversaire du meurtre, par la police, de deux dirigeants des Black Panthers de l’Illinois, Mark Clark et Fred Hampton, lors d’un raid avant l’aube.
6. ↑ Un problème sur lequel Herbert Marcuse, Betty Friedan, Grace et Jimmy Boggs, Vance Packard, Students for a Democratic Society, Huey Newton et beaucoup d’autres ont écrit à l’époque.
7. ↑ Original : « otaku-like consumer identities ».
8. ↑ Ce processus intensif de classe a été appelé « hyperségrégation » par le sociologue français Loïc Wacquant.
9. ↑ Comme Strivers Row à Harlem, LeDroit Park à Washington DC, St. Albans dans le Queens, Chatham et Pill Hill à Chicago, Swette Auburn à Atlanta, Southern Heights à Baton Rouge, Pontchartrain Park à la Nouvelle-Orléans, etc.
10. ↑ Dans son dernier livre Looking Up Our Own, James Forman Jr. examine ces contradictions internes et de classe à Washington DC, qui a été le foyer d’une génération de réfugiés du mouvement pour les droits civiques.
11. ↑ Graduate Equivalency Diploma : GED.
12. ↑ Original : « race-first appeals ».

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