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Daniel Bensaïd Lectures du néo-zapatisme La Révolution sans prendre le pouvoir ? À propos d’un récent livre de John Holloway

mercredi 26 mai 2021, par Club Politique Bastille

Texte critique de La Révolution sans prendre le pouvoir de Holloway..

La critique de l’évolution vers le post marxisme victimaire est déjà en germe dans ce texte de 2003.

C’est du concentré avec des multiples références mais c’est un base de discussion politique contre la dictature du sociologisme.

Michel

***

Daniel Bensaïd

Lectures du néo-zapatisme
La Révolution
sans prendre le pouvoir ? À propos d’un récent livre de John Holloway

Peut-on parler d’un courant libertaire, comme si un même fil se déroulait à travers l’histoire contemporaine et comme s’il était possible d’y repérer suffisamment d’affinités pour que ce qui l’unit l’emporte sur les différences ? Un tel courant, si tant est qu’il existe, est en effet marqué par un fort éclectisme théorique et traversé d’orientations stratégiques non seulement divergentes, mais sou vent contradictoires. Nous retenons cepen dant l’hypothèse qu’il existe bien un « ton » ou une « sensibilité » libertaire, plus large que l’anarchisme en tant que position politique spécifiquement définie. Ainsi, est-il possible de parler d’un communisme libertaire (illus tré notamment par Daniel Guérin), d’un mes sianisme libertaire (Walter Benjamin), d’un marxisme libertaire (Michaël Löwy, Miguel Abensour), voire un « léninisme libertaire » qui trouverait sa source notamment dans L’État et la Révolution.

1/ Voir Michaël Löwy, Utopie et Rédemption, Paris, Puf.

2/ Voir notamment Michaël Hardt et Toni Negri, Empire, Paris, Exils, 2000. Et John Holloway, Change the World Without Taking Power [Changer le monde sans prendre le pouvoir], Londres, Pluto Press, 2002. Traduction espagnole : Cambiar el Mundo sin tomar el Poder, Buenos Aires, collec tion Herramienta, 2002.

3/ Il est même frappant de constater à cet égard que le rap port à l’héritage dans cette mouvance est beaucoup plus res pectueux (voire cérémonieux) et moins critique que les « retours à Marx » d’un néomarxisme hétérodoxe.

Cet « air de famille » (souvent déchirée et recomposée) ne suffit pas à établir une généa logie cohérente. On peut repérer plutôt des « moments libertaire » qui s’inscrivent dans des situations fort différentes et se nourris sent de références théoriques fort distinctes. On peut distinguer à grands traits trois moments forts :
l Un moment constitutif (ou classique) illus tré par la trilogie Stirner-Proudhon-Bakou nine. L’Unique et sa Propriété (Stirner) et Phi losophie de la Misère (Proudhon) ont été publiés au milieu des années 1840. C’est au cours de ces mêmes années que Bakounine s’est formé au fil d’un périple qui l’a conduit de Berlin à Bruxelles en passant par Paris. C’est le moment charnière où s’achève la période de réaction post-révolutionnaire et où se préparent les soulèvements de 1848. L’État moderne y prend forme. Une conscience nouvelle de l’individualité découvre dans la douleur romantique les chaînes de la moder nité. Un mouvement social inédit travaille les profondeurs d’un peuple qui se fracture et se divise sous la poussée de la lutte des classes. Dans cette transition, entre « déjà-plus » et « pas-encore », les pensées libertaires flirtent avec les utopies florissantes et avec les ambi valences romantiques. Un double mouvement de rupture et d’attraction envers la tradition libérale se dessine. La revendication par Daniel Cohn-Bendit d’une orientation « libé rale-libertaire » s’inscrit dans cette ambiguïté constitutive.
l Un moment anti-institutionnel ou anti-bu reaucratique, à la charnière du XIXe et du XXe siècle. L’expérience du parlementarisme et du syndicalisme de masse révèle alors les « dangers professionnels du pouvoir » et la bureau cratisation qui menace le mouvement ouvrier. On en trouve le diagnostic aussi bien
chez Rosa Luxemburg que dans le livre clas sique de Roberto Michels sur les Partis poli tiques (1911), dans le syndicalisme révolu tionnaire de Fernand Pelloutier et de Georges Sorel, que dans les fulgurances critiques de Gustav Landauer 1/. On en trouve également l’écho dans les Cahiers de la Quinzaine de Péguy, ou dans le marxisme italien d’un Labriola.
l Un troisième moment, post-stalinien, répond aux grandes désillusions du siècle tra gique des extrêmes. Plus diffus, mais plus influent que les héritiers directs de l’anar chisme classique, un courant néolibertaire émerge confusément. Il constitue un état d’esprit, un « air du temps » (a mood), plutôt qu’une orientation définie. Il embraye sur les aspirations (et les faiblesses) des mouvements sociaux renais sants. Les thématiques d’au teurs comme Toni Negri ou John Holloway 2/ s’inspirent ainsi de Foucault et de Deleuze, bien plus que des sources historiques du XIXe siècle, sur lesquelles l’anarchisme clas sique lui-même n’exerce guère son droit d’in ventaire critique 3/.
Entre ces « moments », on peut trouver des passeurs (comme Walter Benjamin, Ernst Bloch, Karl Korsch), qui amorcent la transi tion et la transmission critique de l’héritage révolutionnaire, « à rebrousse-poil » de la gla ciation stalinienne. Les résurgences et les métamorphoses actuelles de courants liber taires s’expliquent aisément :
l par la profondeur des défaites et des décep tions subies depuis les années trente, et par la prise de conscience des dangers qui menacent de l’intérieur les politiques d’émancipation ;
l par l’approfondissement du processus d’in dividualisation et l’avènement d’un « indivi dualisme sans individualité », qu’annonçait la polémique de Marx contre Stirner ;
1
l par les résistances de plus en plus fortes aux dispositifs disciplinaires et aux procédures de contrôle biopolitique intériorisés par des sujets à la subjectivité mutilée par la réifica tion marchande.
Dans ce contexte, en dépit des profonds désac cords que nous allons développer, nous reconnaîtrons volontiers aux contributions de Negri ou de Holloway le mérite de relancer un débat stratégique nécessaire dans les mouve ments de résistance à la mondialisation impé riale, après un sinistre quart de siècle où ce type de débat était tombé au degré zéro : le refus de se rendre aux (dé)raisons du marché triomphant oscillait alors entre une rhéto rique de la résistance sans horizon d’attente, et l’attente fétichiste d’un événement mira - culeux. Nous avons abordé ailleurs la critique de Negri et de son évolution 4/. Nous amorçons ici la discussion avec John Holloway, dont le récent livre porte un titre-programme et sus cite déjà de vifs débats, tant dans l’espace anglo-saxon qu’en Amérique latine.

Le péché originel de l’étatisme
Au commencement était le cri. La démarche de John Holloway part d’un impératif de résis tance inconditionnelle : nous crions ! Non seu lement de rage, mais d’espérance. Nous pous sons un cri, un cri contre, un cri négatif, celui des zapatistes du Chiapas : « Ya Basta ! Ça suf fit comme ça ! » Un cri d’insoumission et de dis sidence. « Le but de ce livre, annonce-t-il d’en trée, est de renforcer la négativité, de pren dre le parti de la mouche prise dans la toile d’arai

4/ Voir Daniel Bensaïd, La Discordance des temps, Paris, Édi tions de la Passion, 1995 ; Résistances. Essai de taupologie générale, Paris, Fayard, 2001 ; des articles dans Contretemps no 2 et dans la revue italienne Erre no 1 (sur la notion de mul titude) ; enfin, une contribution à paraître en anglais dans un recueil des éditions Verso.
gnée, afin de rendre le cri plus strident encore » (p. 8). Ce qui rassemble les zapatis - tes (dont l’expérience hante de part en part le propos de Holloway), « ce n’est pas une com po - sition de classe commune, mais plutôt la communauté négative de leur lutte contre le capitalisme » (p. 164). Il s’agirait donc d’un combat visant à nier l’inhumanité qui nous est imposée pour retrouver une subjectivité immanente à la négativité même. Nul besoin en effet d’une promesse de happy end pour justifier notre refus du monde tel qu’il est. Comme Foucault, Holloway veut rester au ras du million de résistances multiples, irréducti bles à la relation binaire entre capital et tra vail.

Ce parti pris du cri ne suffit pourtant pas. Il faut aussi pouvoir rendre compte de la grande désillusion du siècle passé. Pourquoi tous ces cris, ces millions de cris, des millions de fois répétés, ont-ils laissé debout, plus arrogant même que jamais, l’ordre despotique du capi tal ? Holloway croit tenir la réponse. Le ver était dans le fruit, le vice (théorique) originel lement niché dans la vertu émancipatrice : l’étatisme a rongé dès l’origine le mouvement ouvrier dans la plupart de ses variantes : chan ger le monde par le biais de l’État aurait ainsi constitué le paradigme dominant de la pensée révolutionnaire soumise dès le XIXe siècle à une vision instrumentale et fonctionnelle de l’État. L’illusion de pouvoir changer la société par le moyen de l’État découlerait d’une cer taine idée de la souveraineté étatique. Mais nous aurions fini par apprendre que « le monde ne peut être changé par le biais de l’État », lequel constitue seulement « un nœud dans la toile des rapports de pouvoir » (p. 19). Cet État ne se confond pas avec le pouvoir. Il définirait seulement le partage entre citoyens et non citoyens (l’étranger, l’exclu, le « refusé du
monde » selon Gabriel Tarde, ou le paria selon Arendt). L’État est donc très précisément ce que suggère le mot : « un rempart contre le changement et contre le flux de l’agir », ou encore « l’incarnation de l’identité » (p. 73). Il n’est pas une chose dont on puisse s’emparer pour la retourner contre ses détenteurs de la veille, mais une forme sociale, ou, mieux, un procès de formation des rapports sociaux : « un procès d’étatisation du conflit social » (p. 94). Prétendre lutter au moyen de l’État condui rait donc inévitablement à se défaire soi même. La « stratégie étatiste » de Staline ne représenterait nullement une trahison de l’es prit révolutionnaire du bolchevisme, mais bel et bien son accom plissement : « l’aboutissement logique d’une conception étatiste du change ment social » (p. 96). Le défi zapatiste consis terait au contraire à sauver la révolution à la fois de l’effondrement de l’illusion étatique et de l’effon drement de l’illusion du pouvoir.

Avant de pousser plus loin la lecture de son livre, il apparaît d’ores et déjà :
l Que Holloway réduit l’histoire foisonnante du mouvement ouvrier, de ses expériences et de ses controverses, à une marche unique de l’étatisme à travers les siècles, comme si ne s’étaient pas affrontées en permanence des conceptions théoriques et stratégiques fort dif férentes ; il présente ainsi comme absolument novateur un zapatisme imaginaire, ignorant superbement que le discours du zapatisme réellement existant véhicule, fût-ce à son insu, certaines thématiques anciennes.
l Le paradigme dominant de la pensée révo lutionnaire résiderait selon lui un étatisme fonctionnaliste. Soit : à la condition – fort dis cutable – d’enrôler l’idéologie majoritaire de la social-démocratie (symbolisée par les Noske et autres Ebert) et l’orthodoxie bureaucratique stalinienne sous le titre élastique de la « pen 2
sée révolutionnaire ». C’est faire bien peu de cas d’une abondante littérature critique sur la question de l’État, qui va de Lénine et Gramsci aux polémiques actuelles 5/, en pas sant par des contributions incontournables (qu’on y souscrive ou non) comme celles de Poulantzas ou de Altvater.

l Enfin, réduire toute l’histoire du mouvement révolutionnaire à la généalogie d’une « dévia tion théorique », permet de survoler l’histoire réelle d’un coup d’aile angélique, au risque de souscrire à la thèse réactionnaire (de Fran çois Furet à Gérard Courtois) sur la stricte continuité – « l’aboutissement » ! – entre la révolution d’Octobre et la contre-révolution stalinienne. Cette dernière ne fait d’ailleurs l’objet d’aucune analyse sérieuse. David Rous set, Pierre Naville, Moshe Lewin, Mikaïl Guef ter (sans parler de Trotski ou de Hannah Arendt, voire de Lefort ou de Castoriadis), sont autrement plus sérieux sur ce point.

Le cercle vicieux du fétichisme
ou comment en sortir ?

L’autre source des errements stratégiques du mouvement révolutionnaire tiendrait à l’aban don (ou l’oubli) de la critique du fétichisme introduite par Marx dans le premier livre du Capital. Holloway procède à ce sujet à un rap pel utile, bien que parfois approximatif. Le capital n’est autre que l’activité passée (le tra vail mort) congelé en propriété. Penser en termes de propriété reviendrait cependant encore à penser la propriété comme une chose, dans les termes propres du fétichisme, et ce serait accepter de fait les termes de la domi nation. Le problème ne résiderait pas dans le fait que les moyens de production soient pro priété des capitalistes : « Notre lutte ne vise

5/ Voir le dossier publié dans Contretemps no 3.
pas, insiste Holloway, à nous approprier la pro priété des moyens de production, mais à dis soudre à la fois la propriété et les moyens de production pour retrouver ou, mieux, pour créer la sociabilité consciente et confiante du flux de l’agir » (p. 4).
Mais comment briser le cercle vicieux du fétichisme ? Le concept, dit Holloway, traite de « l’insupportable horreur » que constitue l’auto-négation de l’agir. Le Capital dévelop perait avant tout la critique de cette auto négation. Le concept de fétichisme concentre la critique de la société bourgeoise (de son « monde enchanté ») et celle de la théorie bourgeoise (l’économie politique), en même temps qu’il expose les raisons de leur rela tive stabilité : l’infernal tourniquet par lequel les objets (argent, machines, marchandi - ses) deviennent sujets, tandis que les sujets devien nent des objets. Ce fétichisme s’insinue dans tous les pores de la société au point que, plus le changement révolutionnaire apparaît urgent et nécessaire, plus il semble devenir impossible. Ce que Holloway résume, d’une formule délibérément inquiétante, comme « l’urgence impossible de la révolution ».

Cette présentation du fétichisme se nourrit de plusieurs sources : la réification selon Lukacs, la rationalité instrumentale selon Hor kheimer, le cercle de l’identité selon Adorno, l’humanité unidimensionnelle selon Marcuse. Le concept de fétichisme exprime rait selon lui le pouvoir du capital explosant au plus profond de nous comme un missile libérant mille fusées colorées. C’est pourquoi le problème de la révolution ne serait pas le problème d’« eux » – l’ennemi, l’adversaire aux mille visages – mais d’abord le problème notre problème, le problème que « nous » pose à nous mêmes ce « nous fragmenté » par le fétichisme. « Illusion réelle », le fétiche nous emprisonne
en effet dans ses rets et nous subjugue. Le sta tut même de la critique en devient probléma tique : si les rapports sociaux sont fétichisés, comment les critiquer ? Et qui sont les cri tiques, quels êtres supérieurs et privilégiés ? Bref, la critique même est-elle encore possi ble ?

C’est à ces questions que, selon Holloway, prétendait répondre la notion d’avant-garde, la conscience de classe « octroyée » (par qui ?), ou l’attente de l’événement rédempteur (la crise révolutionnaire). Ces solutions recondui sent inéluctablement à une problématique d’un sujet sain ou d’un justicier en lutte contre une société malade : un chevalier du bien sus ceptible de s’incarner dans le « working class hero » ou dans le parti d’avant-garde.

Une conception « dure » du fétichisme conduirait donc à un double dilemme sans issue : « La révolution est-elle concevable ? Et la critique est-elle encore possible ? » Com ment échapper à cette « fétichisation du féti chisme » ? « Qui sommes-nous » donc pour exer - cer le pouvoir corrosif de la critique ? « Nous ne sommes pas dieu, nous ne sommes pas transcendants » ! Et comment éviter l’impasse d’une critique subalterne, restant sous l’em prise du fétiche qu’elle prétend renverser, dans la mesure où la négation implique la subordination à ce qui est nié ?

Holloway évoque plusieurs solutions : l La réponse réformiste considérant que le monde ne peut être radicalement transformé : il faudrait se contenter de l’aménager et de le corriger à la marge. La rhétorique postmo derne accompagne aujourd’hui cette résigna tion de sa petite musique de chambre. l La réponse révolutionnaire traditionnelle consisterait à ignorer les subtilités et les pro diges du fétichisme pour s’en tenir au bon vieil antagonisme binaire entre capital et travail, et 3
pour se contenter d’un changement de proprié taire à la tête de l’État : l’État bourgeois deve nant simplement prolétarien.

l Une troisième voie consisterait, au con traire, à chercher l’espérance dans la nature même du capitalisme et dans son « pouvoir ubiqui taire » (ou multiforme) auquel répond une « résis tance ubiquitaire » (ou multiforme) (p. 76).

Holloway croit échapper ainsi à la circula rité du système et à son piège mortel en adop tant une version douce (soft) du fétichisme, compris non comme un état, mais comme un processus dynamique et contradictoire de féti chisation. Ce processus serait gros de son contraire : « l’anti-fétichisation » des résistan - ces immanentes au fétichisme même. Nous ne serions pas seulement les victimes objectivées du capital, mais des sujets antagoniques effec tifs ou en puissance : « Notre expérience contre-le-capital » serait ainsi « la négation constante et inévitable de notre existence dans-le capital » (p. 90).

Le capitalisme devrait être compris avant tout comme séparation du sujet et de l’objet, et la modernité comme conscience malheu reuse de ce divorce. Selon la problématique

6/ Holloway ne s’aventure guère dans un examen critique de cette révolution copernicienne. Un quart de siècle après, une évaluation est pourtant possible, ne serait-ce que pour éviter de répéter les mêmes illusions théoriques et les mêmes erreurs pratiques, en habillant le même discours d’une ter minologie rénovée. Voir à ce sujet la contribution de Maria Turchetto sur « la trajectoire déconcertante de l’opéraïsme italien » (in Dictionnaire Marx contemporain, sous la direc tion de Jacques Bidet et Eustache Kouvélakis, Paris, Puf, 2001) ; ainsi que Steve Wright, Storming Heaven. Class Com position and Struggle in Italian Autonomist Marxism, Lon dres, Pluto Press, 2002.

7/ Jean-Marie Vincent, Fétichisme et Société, Paris, Anthro pos, 1973.

8/ Stavros Tombazos, Les Temps du Capital, Cahiers des sai sons, Paris, 1976. Alain Bihr, La Reproduction du capital (deux tomes), Lausanne, Page 2, 2001.

du fétichisme, le sujet du capitalisme n’est pas le capitaliste lui-même, mais la valeur qui se valorise et devient autonome. Les capitalistes ne sont que les agents loyaux du capital et de son despotisme impersonnel. Or, pour un marxisme fonctionnaliste, le capitalisme appa raîtrait comme un système clos et cohérent, sans issue, à moins que ne survienne le deus ex machina, le grand moment miraculeux du bouleversement révolutionnaire. Pour Hollo way, sa faille résiderait au contraire dans le fait que « le capital dépend du travail alors que le travail ne dépend pas du capital » : « l’in subordination du travail est donc l’axe autour duquel tourne la constitution du capital en tant que capital ». Dans la relation de dépen dance réciproque mais asymétrique entre le capital et le travail, le travail pourrait ainsi se libérer de son contraire, mais pas le capi tal (p. 182).

Holloway s’inspire ici des thèses opéraïstes, avancées naguère par Mario Tronti, qui ren versait les termes du dilemme en présentant le rôle du capital comme purement réactif à l’initiative créatrice du travail. Dans cette perspective, le travail, en tant qu’élément actif du capital, détermine toujours, à travers la lutte des classes, le développement capitaliste. Tronti présentait sa démarche comme « une révolution copernicienne du marxisme » 6/. Séduit par cette idée, Holloway reste réservé envers une théorie de l’autonomie qui renon cerait au travail du négatif (et, chez Negri, à toute dialectique au profit de l’ontologie), pour faire de la classe ouvrière industrielle un sujet positif et mythique (tout comme la multitude du dernier Negri). Une inversion radicale ne devrait pas, dit-il, se contenter de transférer la subjectivité du capital vers le travail, mais comprendre la subjectivité comme négation et non comme affirmation positive.

Pour conclure (provisoirement) sur ce point, rendons justice à John Holloway de remettre la question du fétichisme et de la réification au cœur de l’énigme stratégique. Il convient cependant de tempérer la portée novatrice de son propos. Si la critique du fétichisme a bien été refoulée par le « marxisme orthodoxe » de la période stalinienne (y compris par Althus ser), son fil conducteur n’a pas été rompu pour autant : partant de Lukacs, on en suit la trace chez des auteurs relevant de ce qu’Ernst Bloch caractérisait comme « le courant chaud du marxisme » : Roman Rosdolsky, Jaku bowski, Ernest Mandel, Henri Lefebvre (avec sa Critique de la vie quotidienne), Lucien Gold mann, Jean-Marie Vincent (dont le Fétichisme et Société, date de 1973 7/ !), ou, plus récem ment, Stavros Tombazos ou Alain Bihr 8/.
Insistant sur le lien intime entre procès de fétichisation et d’anti-fétichisation, Holloway retrouve, après bien des détours, la contradic tion du rapport social qui se manifeste dans la lutte des classes. À la manière du président Mao, il précise que les termes de la contradic tion n’étant pas symétrique, le pole du travail en constitue l’élément dynamique détermi nant. C’est un peu l’histoire du gars qui passe son bras derrière sa tête pour s’attraper le nez. On relèvera cependant que l’accent mis sur le processus de « défétichisation » à l’œuvre dans la fétichisation même permet de relativiser (de « défétichiser » ?) la question de la pro priété, décrétée, sans plus de précisions, solu ble dans « le flux de l’agir ».

S’interrogeant sur le statut de la critique, Holloway n’échappe pas au paradoxe du scep tique qui doute de tout sauf de son propre doute. La légitimité de sa critique reste donc suspendue à la question de savoir « au nom de qui » et de « quel point de vue » (partisan ?) s’énonce ce doute dogmatique (souligné ironi 4
quement dans le livre par le refus de poser un point final) ? Bref, « qui sommes-nous, nous qui exerçons la critique ? » Des marginaux privi légiés, des intellectuels excentrés, des déser teurs du système ? « Implicitement une élite intellectuelle, une sorte d’avant-garde », admet Holloway. Car, à vouloir congédier ou relativiser la lutte des classes, le rôle de l’in tellectuel flottant en sort paradoxalement ren forcé. On a tôt fait de retomber alors dans l’idée – kautskienne plutôt que léniniste – d’une science apportée « de l’extérieur de la lutte de classe par l’intelligentsia » (par les intellectuels détenteurs du savoir scienti fique) ; et non pas, comme chez Lénine, d’une « conscience politique de classe » (non d’une science !) apportée de « l’extérieur de la lutte économique » (non de l’extérieur de la lutte de classe) par un parti (et non point par l’intelli gentsia scientifique) 9/.

Décidément, quel que soit le mot pour le dire, quand on prend le fétichisme au sérieux, on ne se débarrasse plus facilement de la vieille question de l’avant-garde. Après tout, le zapatisme n’est-il pas encore une forme d’avant-garde (et Holloway son prophète) ?
« L’urgente impossibilité de la révolution » Holloway propose de revenir au concept de révolution « comme question, non comme réponse » (p. 139) L’enjeu du changement révo lutionnaire ne serait plus la « prise du pouvoir », mais son existence même : « Le pro blème avec le concept traditionnel de révo - lution, c’est peut-être qu’il ne vise pas trop haut, mais trop bas » (p. 20). Or, « la seule façon dont la révolution puisse être désormais pen sée, ce n’est pas la conquête du pouvoir, mais

9/ Voir Daniel Bensaïd, « Leaps ! Leaps ! Leaps ! », Internatio nal Socialism no 95, été 2002.
sa dissolution ». Fréquemment cités comme référence, les zapatistes ne disent pas autre chose lorsqu’ils affirment vouloir créer un monde d’humanité et de dignité, « mais sans prendre le pouvoir » Holloway admet que cette approche paraît peu réaliste. Si elles n’ont pas visé la prise du pouvoir, les expériences dont il s’inspire n’ont pas davantage – jusqu’à nou vel ordre – réussi à changer le monde. Hollo way affirme simplement (dogmatiquement ?) qu’il n’y a pas d’autre alternative.
Cette certitude, si péremptoire soit-elle, ne nous avance guère. Comment changer le monde sans prendre le pouvoir ? « À la fin du livre comme au début, nous confie l’auteur, nous ne savons pas. Les léninistes le savent ou le savaient. Nous ne le savons pas. Le chan gement révolutionnaire est plus urgent que jamais, mais nous ne savons plus ce que peut signifier une révolution […] Notre non-savoir est le savoir de ceux qui comprennent que ne pas savoir fait partie du processus révolution naire. Nous avons perdu nos certitudes, mais l’ouverture à l’incertain est décisive pour la révolution. Nous marchons en nous interro geant, disent les zapatistes. Nous nous inter rogeons, non seulement parce que nous ne connaissons pas le chemin, mais aussi parce que chercher le chemin fait partie du proces sus révolutionnaire lui-même » (p. 215).

Nous voici au cœur du débat. Au seuil du nouveau millénaire, nous ne savons pas ce que seront les révolutions futures. Mais nous savons que le capitalisme n’est pas éternel et qu’il est urgent de s’en libérer avant qu’il ne nous écrase. C’est le sens premier de l’idée de révolution. Il exprime l’aspiration récurrente des opprimés à leur libération. Nous savons aussi, après les révolutions politiques dont sont issus les États-nations modernes, après les épreuves de 1848, de la Commune, des
révolutions vaincues du XXe siècle, que la révo lution sera sociale ou ne sera pas. C’est le second sens qu’a pris, depuis le Manifeste com muniste, le mot de révolution. Après un cycle d’expériences pour la plupart cuisantes, confrontés aux métamorphoses du capital, nous avons en revanche du mal à imaginer la forme stratégique des révolutions à venir. C’est ce troisième sens du mot qui se dérobe. Ce n’est pas si nouveau : personne n’avait pro grammé la Commune de Paris, le pouvoir des Soviets, ou le Conseil des milices de Catalogne. Ces formes « enfin trouvées » du pouvoir révo lutionnaire sont nées de la lutte même et de la mémoire souterraine des expériences pas sées.

Depuis la Révolution russe, bien des croyan ces et des certitudes ont disparu en chemin ? Admettons (bien que je ne sois pas certain de la réalité de ces certitudes géné reusement attribuées aux révolutionnaires crédules de jadis). Ce ne serait toujours pas une raison pour oublier les (souvent dures) leçons des défaites et la contre-épreuve des échecs. Ceux qui ont cru pouvoir ignorer le pouvoir et sa conquête ont souvent été rat trapés par lui : ils ne voulaient pas prendre le pouvoir, le pouvoir les a pris. Et ceux qui ont cru pouvoir l’esquiver, l’éviter, le contourner, le cerner, ou le circonvenir sans le prendre, ont trop souvent été broyés par lui. La force processuelle de la « défétichisation » n’a pas suffi à les sauver.

Même les « léninistes » (lesquels ?), dit Hol loway, ne savent plus comment changer le monde. Mais ont-ils jamais – à commencer par Lénine lui-même – prétendu détenir ce savoir doctrinaire que Holloway leur attribue. L’his toire est plus compliquée. En politique, il ne saurait y avoir qu’un savoir stratégique : un savoir conditionnel, hypothétique, « une hypo 5
thèse stratégique » tirée des expériences pas sées et servant de fil à plomb, sans quoi l’ac tion se disperse sans but. Cette hypothèse nécessaire n’empêche nullement de savoir que les expériences futures auront toujours leur part d’inédit et d’inattendu, obligeant à la cor riger sans cesse. Renoncer au savoir dogma tique, n’est donc pas une raison suffisante pour faire table rase du passé, à condition de sauver la tradition (fût-elle révolutionnaire) du conformisme qui toujours la menace. En attendant de nouvelles expériences fonda trices, il serait en effet imprudent d’oublier avec frivolité ce que deux siècles de luttes, de juin 1848 à la contre-révolution chilienne ou indonésienne, en passant par la révolution russe, la tragédie allemande, ou la guerre civile espagnole, ont douloureusement inculqué.
Jusqu’à ce jour, il n’est pas d’exemple où les rapports de domination ne se soient déchirés à l’épreuve des crises révolutionnaires : le temps de la stratégie n’est pas le temps lisse de l’aiguille sur son cadran, mais un temps brisé, rythmé d’accélérations brusques et de soudains ralentissements. Dans ces moments critiques, ont toujours émergé des formes de dualité de pouvoir posant la question de savoir « qui l’emportera ». Enfin, la crise ne s’est jamais résolue positivement du point de vue des opprimés sans l’intervention résolue d’une force politique (qu’on l’appelle parti ou mouvement) porteuse d’un projet et capable de prendre des décisions et des initiatives déterminantes.

Nous avons perdu nos certitudes, répète Hol loway à l’instar du héros incarné par Yves Montand dans un mauvais film (Les Routes du Sud, à partir d’un scénario de Jorge Sem prun). Sans doute devons-nous apprendre à nous en passer. Mais, là où il y a lutte (à l’is
volontés et des convictions, qui ne sont pas des certitudes mais des guides pour l’action, exposés aux démentis toujours possibles de la pratique. Oui à « l’ouverture à l’incertain » réclamée par Holloway ; non au saut dans le vide stratégique !
Dans ce vide abyssal, la seule issue à la crise serait l’événement lui-même, mais un événe ment sans acteurs, un pur événement mythi - que, déraciné de ses conditions historiques, échappant au registre de la lutte politique pour retomber dans celui de la théologie.

C’est ce qu’évoque Holloway lorsqu’il invite son lecteur à « penser en termes d’antipoli tique de l’événement, plutôt qu’en termes de politique d’organisation ». Le passage d’une politique de l’organisation à une antipolitique de l’événement cheminerait, selon lui, à tra vers les expériences de mai 1968, de la rébel lion zapatiste, ou de la vague de manifesta tions contre la mondialisation capitaliste : « Tous ces événements sont des éclairs contre le fétichisme, des festivals d’insubordination, des carnavals de l’opprimé » (p. 215). Le car naval comme forme enfin trouvée de la révo lution postmoderne ?

À la recherche du sujet perdu
Une révolution – un carnaval – sans acteurs ? Holloway reproche aux « politiques de l’iden tité » de « figer les identités » : l’appel à ce que l’on est censé « être » impliquerait toujours une cristallisation de l’identité, alors qu’il n’y a pas lieu de distinguer entre bonnes et mauvaises identités. Les identités ne prennent sens qu’en situation et de façon transitoire : se revendi quer juif n’a pas la même signification dans l’Allemagne nazie ou aujourd’hui en Israël. En référence à un beau texte où le sous-comman dant Marcos revendique la multiplicité des
l’anonymat du fameux passe-montagne, Hol loway va jusqu’à présenter le zapatisme comme un mouvement « explicitement anti identitaire » (p. 64). La cristallisation identi taire serait au contraire l’antithèse de la recon naissance réciproque, de la communauté, de l’amitié et de l’amour : une forme de solipsisme égoïste. Alors que l’identification et la défini tion classificatoire contribuent aux dispositifs disciplinaires du pouvoir, la dialectique expri merait le sens profond de la non-identité : « Nous, les non-identiques, combattons cette identification. Le combat contre le capital est un combat contre l’identification, et non un combat pour une identité alternative » (p. 100). Identifier revient à penser à partir de l’être. Penser à partir du faire et de l’agir, c’est, dans un seul et même mouvement, identifier et nier l’identification (p. 102). La critique de Hollo way se présente donc comme « un assaut contre l’identité », comme le refus de se laisser définir, classer, identifier : nous ne sommes pas ce que l’on croit, et le monde n’est pas ce que l’on prétend.

Quel sens y a-t-il alors à dire encore « nous » ? Que peut bien recouvrir ce nous de majesté ? Il ne saurait désigner un grand sujet transcendantal (l’Humanité, la Femme, ou le Prolétariat). Définir la classe ouvrière, ce serait la réduire au statut d’objet du capital et la dépouiller de sa subjectivité. Il faudrait donc renoncer à la quête d’un sujet positif : « Comme l’État, comme l’argent, comme le capital, la classe doit être comprise comme un processus et le capitalisme comme la forma tion toujours renouvelée des classes » (p. 142). L’approche n’est guère nouvelle (pour nous qui n’avons jamais cherché, sous le concept de lutte de classe, une substance, mais une rela tion). C’est ce processus, toujours recommencé

sue par définition incertaine), s’affrontent des6

identités qui se croisent et se combinent sous
et toujours inachevé, de « formation » qu’a

magistralement étudié Edward Thompson dans son livre sur la classe ouvrière anglaise. Mais Holloway va plus loin. Si la classe ouvrière peut constituer une notion sociolo gique, il n’existe pas selon lui de classe révo lutionnaire. « Notre combat ne vise pas à éta blir une nouvelle identité, mais à intensifier une anti-identité ; la crise d’identité est une libération » (p. 212) : elle libère une pluralité de résistances et une multiplicité de cris. Cette multiplicité ne saurait être subordon née à l’unité a priori d’un Prolétariat mythique. Car, du point de vue du faire et de l’agir, nous sommes ceci et cela, et bien d’au tres choses encore, suivant des situations et des conjonctures changeantes. Toutes les iden tifications, si fluides et variables soient-elles, jouent-elles un rôle équivalent dans la déter mination des termes et des enjeux de la lutte ? Holloway ne (se) pose pas la question. Se démarquant du fétichisme de la multitude selon Negri, il exprime seulement une crainte, où perce l’énigme stratégique irrésolue : « Insister sur la multiplicité en oubliant l’unité sous-jacente des rapports de pouvoir conduit à une perte de perspective politique », au point que l’émancipation devienne alors « inconce vable ». Dont acte.

10/ C’était, parmi bien d’autres, mon cas dans le livre signi ficativement intitulé La Révolution et le Pouvoir (Paris, Stock, 1976), dont l’avertissement introductif (qui me fut reproché par certains camarades) disait : « La première révolution pro létarienne a donné sa réponse au problème de l’État. Sa dégé nérescence nous a légué celui du pouvoir. L’État est à détruire et sa machinerie à briser. Le pouvoir est à défaire, dans ses institutions et ses ancrages souterrains. Comment la lutte par laquelle le prolétariat se constitue en classe dominante peut-elle, malgré la contradiction apparente, y contribuer ? Il faut reprendre l’analyse des cristallisations du pouvoir dans la société capitaliste, suivre leurs résurgences dans la contre-révolution bureaucratique, chercher dans la lutte des classes exploitées les tendances par lesquelles la socialisa tion et le dépérissement du pouvoir peuvent l’emporter sur l’étatisation de la société » (p. 7).
Le spectre de l’anti-pouvoir

Pour conjurer cette impasse et résoudre l’énigme stratégique proposée par le sphinx du capital, le dernier mot de Holloway est celui de l’anti-pouvoir : « Ce livre est l’explora tion du monde absurde et spectral de l’anti pouvoir » (p. 38). Il reprend à son compte la distinction développée par Negri entre le « pouvoir-de » (« potentia ») et le « pouvoir-sur » (« potestas »). Le but serait désormais de libé rer le pouvoir-de du pouvoir-sur, l’agir du tra vail, la subjectivité de l’objectivation. Si le pou voir-sur se trouve parfois « au bout du fusil », ce ne serait pas le cas du pouvoir-de. La notion même de contre-pouvoir relèverait encore du pouvoir-sur. Or, « la lutte pour libérer le pou voir-de ne vise pas édifier un contre-pouvoir, mais plutôt un anti-pouvoir, quelque chose de radicalement différent du pouvoir-sur. Les perspectives de révolution centrées sur la prise du pouvoir se caractérisent par leur insistance sur le contre-pouvoir » ; c’est ainsi que le mouvement révolutionnaire se serait trop souvent construit « comme une sorte d’image-reflet du pouvoir, armée contre armée, parti contre parti ». L’anti-pouvoir se défini rait en revanche comme « la dissolution du pouvoir-sur » au profit de « l’émancipation du pouvoir-de » (p. 37).

Conclusion stratégique (ou anti-stratégique, si tant est que la stratégie reste étroitement liée au pouvoir-sur ?) : « Il doit être clair à pré sent que le pouvoir ne peut pas être pris, qu’il n’est pas la propriété d’une personne ou d’une institution particulière », mais qu’il « réside dans la fragmentation des relations sociales » (p. 72). Parvenu à ce point sublime, Holloway contemple avec satisfaction la quantité d’eau sale de la baignoire écopée chemin faisant, mais il s’inquiète un peu tard de savoir « com bien de bébés avec » ? (p. 72). La perspective
d’un pouvoir des opprimés a en effet été rem placée par un anti-pouvoir indéfinissable et insaisissable, dont on apprendra seulement qu’il est partout et nulle part, comme le cen tre de la circonférence pascalienne.

Le spectre de l’anti-pouvoir hanterait donc le monde ensorcelé de la mondialisation capi taliste ? Il y a pourtant fort à craindre que la multiplication des « anti » (l’anti-pouvoir d’une anti-révolution et d’une anti-stratégie), ne soit en définitive qu’un piètre stratagème rhéto rique, aboutissant à désarmer (théoriquement et pratiquement) les opprimés, sans briser pour autant le cercle de fer du capital et de sa domination.
Un zapatisme imaginaire

Philosophiquement, Holloway trouve chez Deleuze et Foucault une représentation du pouvoir comme « multiplicité de rapports de forces », et non comme relation binaire. Ce pou voir ramifié se distingue de l’État régalien et de ses appareils de domination. L’approche n’est guère nouvelle. Dès les années soixante dix, Surveiller et Punir et La Volonté de Savoir, ont influencé certaines relectures critiques de Marx 10/. Souvent proche de celle de Negri, la problématique de Holloway s’en distingue cependant lorsqu’il lui reproche de s’en tenir à une théorie démocratique radicale fondée sur l’opposition entre pouvoir constituant et pouvoir institué. Cette logique, binaire encore, d’un choc de titans entre la puissance monoli thique du capital (l’Empire majuscule) et la puissance monolithique, en dépit de sa diver sité, de la Multitude majuscule.
La référence principale de Holloway est l’expérience zapatiste dont il se fait le porte parole théorique. Le zapatisme apparaît cepen dant imaginaire, voire mythique, dans la mesure où il ne prend guère en compte les 7
contradictions réelles de la situation politique, les difficultés et les obstacles réels rencontrés par les zapatistes depuis le soulèvement du 1er janvier 1994. S’en tenant au niveau du dis cours, il ne cherche même pas les raisons de l’échec de leur implantation urbaine. Le carac tère novateur de la communication et de la pensée zapatiste est indéniable. Dans un beau livre, L’Étincelle zapatiste, Jérôme Baschet en analyse les apports avec sensibilité et subti lité, sans en nier les incertitudes et les contra dictions 11/.
Holloway, lui, a tendance à prendre la rhéto rique au pied de la lettre.
Pour s’en tenir à la question du pouvoir et du contre-pouvoir, de la société civile et de l’avant-garde, il ne fait guère de doute que, le soulèvement chiapanèque du 1er janvier 1994 (« moment de remise en marche des forces cri tiques », dit Baschet), s’inscrit dans le renou veau des résistances à la mondialisation libé rale confirmé depuis, de Seattle à Gênes en passant par Porto Alegre. Ce moment est aussi le « ground zéro » de la stratégie, un moment de réflexion critique, d’inventaire, de remise en cause, au terme du « court XXe siè cle » et de la guerre froide (présentée par Mar cos comme une sorte de troisième guerre mon diale). Dans cette situation particulière de transition, les porte-parole zapatistes insistent sur le fait que « le zapatisme n’existe pas » (Marcos), et qu’il n’a « ni ligne, ni recettes ». Ils affirment ironiquement ne pas vouloir s’emparer de l’État, ni même du pouvoir, mais aspirer à « quelque chose d’à peine plus diffi cile : un monde nouveau ». « Ce qui est à pren dre, c’est nous-mêmes », interprète Holloway.

11/ Jérôme Baschet, L’Étincelle zapatiste – Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Denoël, 2002 et sa contribution au n° 6 de Contretemps.
Les zapatistes n’en réaffirment pas moins la nécessité d’une « nouvelle révolution » : pas de changement sans rupture.
Soit donc l’hypothèse d’une révolution sans prise du pouvoir, développée par Holloway. À y regarder de plus près, ces formulations sont plus complexes, et plus ambiguës qu’il n’y paraît au premier abord. On peut y voir d’abord une forme d’autocritique des mouve ments armés des années soixante et soixante dix, du verticalisme militaire, du rapport de commandement envers les organisations sociales, des déformations caudillistes. À ce niveau, les textes de Marcos et les communi qués de l’EZLN marquent un tournant salu taire qui renoue avec la tradition cachée du « socialisme par en bas » et de l’auto-émanci pation populaire : il ne s’agit pas de prendre le pouvoir pour soi (parti, armée, ou avant garde), mais de contribuer à le rendre au peu ple en soulignant la différence entre les appa reils d’État proprement dit, et les rapports de pouvoir inscrits plus profondément dans les rapports sociaux (à commencer par la division sociale du travail entre les individus, les sexes, les intellectuels et les manuels, etc.).

À un second niveau, tactique, le discours zapatiste sur le pouvoir relève d’une stratégie discursive : conscients que les conditions de renversement du pouvoir central et de la classe dominante sont loin d’être réunies à l’échelle d’un pays qui compte trois mille kilo mètres de frontière commune avec le géant impérial américain, les zapatistes disent ne pas vouloir ce que, de toute façon, ils ne peu vent atteindre. C’est faire de nécessité vertu, pour s’installer dans une guerre d’usure et dans une dualité durable de pouvoir, du moins à l’échelle d’une région.

À un troisième niveau, stratégique, le dis cours zapatiste reviendrait à nier carrément
l’importance de la question du pouvoir, pour revendiquer simplement l’organisation de la société civile. Cette position théorique repro duirait la dichotomie entre société civile (mou vements sociaux) et institution politique (élec torale notamment). La première serait vouée à un rôle de pression (de lobbying) sur des ins titutions que l’on se résigne à ne pas pouvoir changer.

Inscrit dans des rapports de forces natio naux, régionaux, et internationaux peu pro pices, le discours zapatiste joue de ces diffé rents registres et la pratique zapatiste navigue habilement entre différents écueils. C’est abso lument légitime, à condition de ne pas pren dre pour argent comptant des énoncés qui par ticipent du calcul stratégique auquel ils se prétendent étranger : les zapatistes eux mêmes savent bien qu’ils gagnent du temps ; ils peuvent relativiser dans leurs communi quées la question du pouvoir, mais ils savent bien que le pouvoir réellement existant de la bourgeoisie et de l’armée mexicaine, voire celui du « colosse du Nord », ne manquera pas, si l’occasion se présente, d’écraser l’insurrec tion indigène du Chiapas comme les guérillas colombiennes.

En donnant du zapatisme une image passa blement angélique, au prix d’une mise à dis tance de toute histoire et de toute politique concrète, Holloway entretient des illusions dangereuses. Non seulement la contre-révolu tion stalinienne ne joue aucun rôle dans son bilan du XXe siècle, mais toute l’histoire vient, chez lui comme chez un François Furet, des idées justes ou fausses. Il se permet ainsi un bilan pour solde de tout compte : ni réforme, ni révolution, puisque « les deux expériences ont échoué, la réformiste comme la révolution naire ». Le verdict est pour le moins expéditif, grossiste (et grossier), comme s’il n’existait 8
que deux expériences symétriques, deux voies concurrentes et également faillies ; et comme si le régime stalinien (et ses copies) était impu table à « l’expérience révolutionnaire », et non à la contre-révolution thermidorienne. Selon cette étrange logique historique, on pourrait aussi bien proclamer que la voie de la Révolu
12/ Voir dans ce même numéro de Contretemps la contribu tion critique d’Atilio Boron (traduction de La Selva y la Polis, paru dans Osal, Buenos Aires, juin 2001). Tout en exprimant sa sympathie et sa solidarité envers la résistance zapatiste, il combat la tentation d’en faire un nouveau modèle en mas quant ses impasses théoriques et stratégiques.
tion française a échoué, comme celle de la révolution américaine, etc. 12/.
Il faudra bien oser aller au-delà de l’idéolo gie, plonger dans les profondeurs de l’expé rience historique, pour renouer les fils d’un débat stratégique enseveli sous le poids des défaites accumulées. Au seuil d’un monde en
partie inédit, où le nouveau chevauche l’an cien, mieux vaut reconnaître ce qu’on ignore, et se rendre disponible aux expériences à venir, que de théoriser l’impuissance en mini misant les obstacles à franchir.

Contretemps no 6, février 2003

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