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Sauver ceux qui pleurent

lundi 6 mars 2017, par Club Politique Bastille

Par Sophie Wahnich, Directrice de recherches en histoire et science politique au CNRS, équipe Transformations radicales des mondes contemporains à l’EHESS — 8 février 2017 à 17:36
Il convient d’élargir la notion de guerre civile à l’ensemble des pratiques sociales et politiques qui anéantissent le lien social. Dès lors que les rapports marchands détruisent la sociabilité, il faut encore et encore se tourner vers les laissés-pour-compte.
A Alphaville, imaginée en 1965 par Jean-Luc Godard, le professeur von Braun, tout-puissant maître de la ville, a aboli les sentiments humains. Un ordinateur, Alpha 60, régit toute la ville. Lemmy, agent secret, est chargé de le « détruire et de sauver ceux qui pleurent ».
Qui pleure aujourd’hui ? Une jeune étudiante infirmière dans un service de gériatrie en banlieue parisienne dont les supérieurs, loin de la former à l’humanité du care, lui font comprendre, avec agressivité, qu’elle est une subalterne. Une jeune Afro-Américaine engagée qui entend Trump expliquer que si les vies noires comptent, elles n’ont qu’à compter en Afrique. Un enfant érythréen qui a peur chaque jour et parfois craque, car il sait, à 16 ans, qu’il est « dublinisé », entendez que les accords de Dublin autorisent les autorités françaises à le renvoyer en Italie où sa demande d’asile a été déposée dans un ordinateur européen quand il a survécu en arrivant sur les côtes de Lampedusa…
Subalternes, indésirables, expulsables pleurent et perdent confiance dans le monde. Mais cette perte, que Hannah Arendt avait décrite avec précision pour les apatrides, concerne désormais une masse de personnes qui considèrent que la vie n’est plus accessible et qu’il faut déjà survivre, et peut-être supporter les rapports de domination, stoïquement, sans larmes.
Pour Saint-Just, l’imaginaire de la guerre civile fait signe partout où des forces travaillent sciemment ou de fait, à défaire le lien social civil et la confiance. La cité perd alors sa consistance. Aucun régime de familiarité n’advient, et il faut agir avec les autres en y pensant en termes de danger, de prudence, de stratégie, de chausse-trappes comme à la cour.
Alors règne cette guerre de tous contre tous, ou guerre civile, guérilla du quotidien, sans front et avec des armes sournoises. Or, sans confiance, les hommes se fuient et ne peuvent plus penser qu’ils sont libres parce qu’ils font lien, ils finissent par croire que les autres sont toujours des obstacles à leur liberté.
La guerre civile n’est pas l’affrontement de deux blocs déterminés et bien visibles. C’est simplement l’état de guerre qui mine l’état de civilité, un état de guerre qui renonce à une conception où la liberté n’existe que dans la réciprocité. Le propre de cette guerre civile est même de détruire cette conception de la liberté, sur laquelle repose la civilité révolutionnaire.
La guerre civile pourrait alors avoir une définition élargie, ce serait l’ensemble des pratiques sociales et politiques qui détruisent la liberté comme réciproque, fondement de l’égalité, et conduisent à un état de guerre, c’est-à-dire de rapports de forces et non de droit.
Au printemps de l’an II, Saint-Just comprend que l’arme fatale dans cette guerre consiste à dissoudre en fait la sensibilité des hommes, leur capacité à s’indigner, à se révolter, à résister.
Rendre les citoyens apathiques, indifférents, fatigués ce serait vraiment avoir tué la cité. Le « crime » et la « perversité » dans le vocabulaire de l’an II pourraient alors prospérer sans entraves. « L’immoralité est un fédéralisme dans l’état civil, par elle chacun sacrifierait à soi tous ses semblables, et ne cherchant que son bonheur particulier, s’occupe peu que son voisin soit heureux et libre ou non », écrit Saint-Just en 1794. Que veulent ceux qui ne veulent ni vertu ni terreur ? demandait-il. La corruption.
Or, ce qui corrompt le lien social et la confiance pour Saint-Just vient des rapports économiques. Depuis Montesquieu, l’ambivalence du commerce peut conduire à l’abandon des valeurs morales, celles qui font qu’on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité et qu’on peut les négliger pour ceux des autres. Les rapports contractuels, ce qu’il appelle la convention « mit l’homme dans le commerce, il trafiqua de soi-même et le prix de l’homme fut déterminé par le prix des choses. Or, comme il est certain que chaque chose fut inégale par sa valeur, l’homme et la chose étant confondue dans l’opinion civile, l’homme et l’homme furent inégaux comme la chose et la chose sont inégales ». Le commerce des hommes en devenant marchand signe la perte des sentiments naturels de sociabilité au profit des rapports de force.
Saint-Just plagie Foucault par anticipation, et s’alarme de la disparition de la société. L’apathie et l’isolement ne sont pas pour Saint-Just synonymes d’indépendance, car l’indépendance n’empêche pas les êtres humains doués d’affects, de chercher à se lier. Les affects seraient ainsi comme le numéraire, ils permettraient la circulation, non plus des objets de commerce mais des personnes. C’est pourquoi déjà et encore « il faut sauver ceux qui pleurent. »
Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.

Sophie Wahnich Directrice de recherches en histoire et science politique au CNRS, équipe Transformations radicales des mondes contemporains à l’EHESS

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